mardi 5 octobre 2010

Mes plus mauvais matins



La sonnerie stridente et diabolique du réveil. Il est 6h30. Je réunis des forces insondables pour m’extraire du lit.  
Du bout des doigts, je soulève un pan de rideau. Dehors, par la fenêtre, de délicats flocons de neige chutent avec une gracieuse lenteur. Je reste quelques minutes à guetter la course de ces poussières immaculées. Les flocons se détachent de l’encre de la nuit, qui menace de les engluer. Cette vision poétique m’avertit que ce matin ma sensibilité semble plus accrue qu’à l’habitude. C’est mauvais signe.
            La cafetière cesse son bruit de crachat d’eau bouillante, son ronronnement, et cela me retire de ma contemplation. Le café est prêt. Les mains collées à mon bol pour tenter de pomper la moindre calorie de chaleur, j’écoute les informations sur mon poste de radio. Que des mauvaises nouvelles. La bourse chute et des gens meurent. J’entends tout cela de loin, vaguement concerné. Je sens qu’aujourd’hui il n’y aura que ma petite personne qui me causera du souci.
            Je suis tenté de m’enrouler dans ma couette et d’aller en cours avec, mais pour des questions de pragmatisme, je finis par ouvrir ma penderie et ma main tombe directement sur ce gros gilet de laine grise, celui qui est large et sans forme mais si doux et chaud, où il fait si bon s’y envelopper. D’accord, j’ai compris. Je diagnostique immédiatement mon état d’âme. « Chonchon », oui aujourd’hui je serai ce que j’appelle : « être chonchon ». C’est un concept de sensation que je me suis personnellement inventé. « Chonchon » ne veut pas dire dépressif. C’est être à la frontière de la tristesse. C’est un domaine entre la neutralité et la grisaille. Une sorte de vague à l’âme, de tiède mélancolie. Cela se résume en une journée vaporeuse, où vous n’écouterez pas les gens autour de vous car les parois de votre bulle étouffent leurs discours. Vous flottez sur un nuage d’éther et vos gestes sont plus lents. Vous sentez une sorte d’abattement dans le corps. Quant à vos sentiments, ils sont nostalgiques, se nourrissent des moments heureux du passé, d’images d’une félicité qui vous a quitté. Vos pensées sont doucereusement négatives mais vous ne luttez pas contre, vous en redemandez presque. C’est un concept de tordu. C’est du moi tout craché.
            Harnaché de mon sac de cours, je me décide enfin par sortir dehors, dans ce froid de janvier. Je referme la porte de mon immeuble et lève le nez au ciel pour observer les cristaux qui virevoltent. Un flocon de neige se pose et fond sur le bout de mon museau. Un frisson parcourt mon dos, je m’emmitoufle dans ma grosse écharpe et respire au travers des mailles. La rue est déserte, on dirait un lendemain d’apocalypse. Je me dirige vers la bouche de métro et la mince couche de neige crisse sous mes pas. Cela fait un bruit assez jouissif.
            J’attends quelques minutes sur le quai et de l’autre côté de la voie, je vois une masse orange, un énorme duvet est allongé sur un banc. Il doit y avoir à l’intérieur un malheureux qui dort profondément malgré le froid cinglant et le bruit des wagons qui défilent. J’ai pitié pour le pauvre homme.
            La rame de métro finit par arriver. Il y a peu de monde à l’intérieur. Chance. J’arrive même à trouver une place sur une banquette et peut m’y lover confortablement pour les trente minutes de trajet qui m’attendent. Mon MP3, qui me connaît que trop bien, diffuse un air que j’adore et qui s’adapte parfaitement à mon humeur. Il s’agit de I’ll be your mirror des Velvet Underground. Nico me berce de sa voix suave et j’imagine ce que serait la vie si nous n’étions pas limités par nos corps, si nous étions eau et poussière, en harmonie et confondu avec tout ce qui existe.
            Quelques stations défilent. Et puis il arrive. Par l’ouverture automatique des portes, il apparaît. Il n’a rien d’exceptionnel mais mon regard s’est porté sur lui alors qu’il entrait. Il doit être un étudiant comme moi, qui prend chaque matin le métro direction l’université pour une journée assommante dans un amphi. Il est sûrement là tous les jours, dans la même rame que moi, sans que je le remarque pour autant. Le hasard fait que je prête attention à lui qu’à partir de cet instant. Je sors délicieusement de mon coma tandis qu’il s’assoit à côté de moi sur la banquette. Ses traits semblent tirés par la fatigue mais je le trouve attirant malgré cela et, oserai-je le terme, croquignolet dans son ample sweat à capuche ? Ses cheveux sont mi-longs et noués négligemment en une courte queue de cheval qui laisse libres quelques mèches sur son front. Cela lui donne un air de chevalier médiéval, de prince charmant en manque de sommeil. Les portes du wagon se renferment, ses paupières également. La chanson dans mes écouteurs s’achève, je range ma petite boîte à musique numérique. Le jeune homme semble dormir paisiblement, alors je me permets de l’observer. C’est apaisant de contempler un visage serein, recueilli dans les bras de Morphée. J’ai l’impression de voir un flux de chaleur émaner du col entrouvert de son pull, remonter le long de sa gorge. Cela lui confère une sorte d’aura attrayante, irradiante, une vibration de sa chair. J’ai brusquement envie de me fondre sur sa peau, de goûter à cette tiédeur, moi qui ai si froid ce matin. Ses lèvres, charnues et d’un pâle rose, se dessinent dans une barbe de trois jours. Si je l’embrassais, je sais que je me délecterais de ces petits poils râpeux qui pimentent  les baisers. Ses joues sont creuses, mais ce n’est pas dû à sa maigreur. Je connais bien ce creusement qui est le signe d’un visage détendu. Lors de mes cours de théâtre, nous faisons en début de séance des exercices de relaxation et nous savons que l’objectif est atteint lorsque nos figures s’affaissent, lorsque tout le réseau complexe des muscles de nos têtes est relâché. Alors je me penche vers le garçon et niche un baiser dans l’espace manquant de sa joue. Toujours endormi, sa bouche esquisse un léger sourire. Cela me réjouie alors je réitère, en prenant bien mon temps pour imprimer la silhouette de mes lèvres sur sa peau. Tandis que je me redresse, mon beau dormeur repose sa tête sur mon épaule et d’un bras s’agrippe à mon cou. Sa fatigue m’inquiète tout comme elle me remplit de tendresse. Alors je caresse son visage comme pour calmer la tempête.
Le trajet se poursuit, le monde s’est mué dans un silence. Les gens autour de nous sont flous, inexistants, tels des ectoplasmes de brouillard. Je suis persuadé que notre intimité fait l’effet d’un halo parmi la grisaille ambiante. Le temps s’est suspendu et l’immobilité a une saveur extatique. Nous restons ainsi pendant toute la traversée, immuables ou bien seulement secoués par les remous du wagon.
La voix synthétique dans les haut-parleurs annonce que nous sommes au terminus du métro, arrêt Technopôle. Technopôle. Les responsables qui ont décidé de donner ce nom au campus universitaire ont cruellement manqué de charme. Le Bel au Bois Dormant ouvre les paupières, ses yeux sont d’un bleu troublant. Deux cercles d’iceberg qui éclosent. Il me fixe de son regard dans lequel j’ai envie de me noyer. Puis il me sourit. Nos respirations sont placides et résonnent l’une avec l’autre.
Soudain il me saisit la main et me sort de ma torpeur pour m’emmener hors de la rame de métro. Depuis les vitres, je vois que dehors la neige s’est épaissie et que le paysage est désormais totalement recouvert de blanc. La lumière s’y réverbère. Les rayons flamboient. La clarté est aveuglante. Les reflets qui parviennent de l’extérieur m’éblouissent et la porte du wagon n’est plus qu’un grand rectangle d’éclat vibrant. Que se cache-t-il derrière cette illumination ? Ce mystère m’excite et je me jette avec mon compagnon dans cet étincellement, avec l’irrépressible envie de me mouvoir parmi les photons. Nous nous baignons dans l’absolue blancheur.


Puis un déchirement dans mon cerveau. Un sursaut.
  

La sonnerie stridente et diabolique du réveil. Il est 6h30. Je réunis des forces herculéennes pour échapper au sommeil.
C’était donc un rêve.
Rappelé à la vie réelle, je maudis la cruauté de l’électronique qui écourte toute les belles choses, annihile l’imagination.
Du bout des doigts, je soulève le pan du rideau. Dehors, par la fenêtre, je reconnais les flocons de neige qui dansent toujours.
            La cafetière distille ma potion d’énergie. Le poste de radio crache le même flot de nouvelles accablantes mais je m’en fiche un peu, parce qu’aujourd’hui il n’y aura que ma petite personne qui comptera.
Dans la penderie, ma main retrouve le gros gilet de laine grise, je m’y enveloppe et respire l’odeur rassurante de la lessive.
Mon sac de cours rivé au dos, je sors dehors et tremble à cause de ce mois de janvier glacé. Je referme la porte de mon immeuble et essuie d’un vif geste le flocon qui vient de se poser sur la pointe de mon nez. Je me cache dans ma grosse écharpe. La rue est déserte et je voudrais que ce soit dû à l’apocalypse. Je me dirige vers la bouche de métro et j’essaie de m’égayer en laissant des traces de pas dans la neige.
            J’attends quelques minutes sur le quai et de l’autre côté de la voie, l’énorme duvet repose sur le banc. Le clochard qui dort dedans pourrait y mourir d’hypothermie et tout le monde n’y peut rien, ou semble s’en foutre.
La rame de métro finit par arriver. Les wagons sont bondés. Je tente de me trouver un espace vitale minime pour les trente minutes de trajet qui vont me faire souffrir intérieurement. Je vais malheureusement rester debout tout le long du voyage et mon MP3 a décidé de me passer les chansons les plus noires et enragées de Placebo.

  
J’aurais beau guetter l’entrée du wagon, je n’y verrai pas le garçon.